Et si le folklore n'était que projet politique ? L'exposition que le musée alsacien, à Strasbourg, consacre à la présence de l'Alsace à l'exposition internationale de Nancy en 1909 s'interroge.
« Distance du genou au coup de pied, contour du corps en passant sous les bras à l'endroit le plus saillant, hauteur sous les bras ...». Présenté actuellement au musée alsacien, le panneau sur la manière de prendre ses mesures a de quoi faire sourire les visiteurs de 2022. Mais c'était une affaire extrêmement sérieuse en 1909 pour les Alsaciennes. Il s'agissait de se faire faire un costume traditionnel neuf pour se rendre à l'Exposition internationale de l'Est de la France à Nancy et y donner la plus belle image d'une Alsace... traditionnelle.
Folklore politique
Quant aux représentants permanents de l'Alsace à cette exposition, qui s'est tenue pendant six mois, de mai à novembre 1909 au parc Sainte-Marie à Nancy, ils étaient eux aussi parés de leurs plus belles tenues alsaciennes...mais ils étaient tous des Nancéiens !
Ou comment le folklore, dans un double contexte de quête ethnographique, alors en émergence, et de tensions diplomatiques entre France et Allemagne, prend une dimension politique. « Décortiquer les mécanismes à l’œuvre, identifier les acteurs de cette mise en scène et comprendre leur objectif apparaissent comme une enquête passionnante » relèvent Marie Pottecher et Sophie Mouton, commissaires de l'exposition et conservatrices, respectivement, du musée alsacien à Strasbourg et du musée lorrain à Nancy.
Provinces perdues
L'exposition internationale de l'Est de la France est organisée en 1909 alors que Nancy est devenue la capitale de la région, à 30 km de la frontière avec la Moselle. Celles-ci sont devenues allemandes à la suite du traité de Francfort en 1871, point final de la guerre entre la France et la Prusse. Le traité permettait alors aux Alsaciens de choisir de rester en Alsace, et partant de devenir allemands, ou de quitter l'Alsace pour la France. Ceux qui ont fait ce choix ont été appelés les « optants » : jusqu'en 1872, ils auraient été quelque 50 000 à franchir la frontière, en majorité à Nancy, favorisant ainsi une présence alsacienne francophile et la nostalgie des « provinces perdues ». D'autres suivirent le même chemin, plus tard, mais n'étaient plus comptabilisés.
Pas d'exposants allemands
Dans la suite logique des expositions universelles mêlant présentations de prouesses économiques, techniques et culturelles mais aussi loisirs, cabarets et tavernes, l'exposition de Nancy est portée par la Ville et la Chambre de commerce, dont plusieurs entrepreneurs alsaciens prospères sont membres. Il s'agit alors d'affirmer la puissance de la région, aux portes de l'empire allemand. Mille huit cents exposants jouent le jeu. « Allons à Nancy, jolie exposition, nach Nancy, feine Ausstellung » : des affiches originales de l'exposition bilingues invitent notamment les Allemands du Reich voisin à venir découvrir cette exposition, sans toutefois les avoir invité à y participer. Le succès est indéniable : deux millions de visiteurs se pressent à l'exposition. Il en reste des pièces commémoratives, des cartes postales, des cartes d'abonnement...
Figée dans ses coutumes et costumes
« C'est l'apport alsacien, en hommes et en capitaux, qui est un des principaux éléments de cette vitalité... », affirme l'entrepreneur alsacien Hugo Haug, secrétaire général de la Chambre de Commerce de Strasbourg, au sujet de la prospérité lorraine. L'exposition se doit donc de présenter l'Alsace, cette « région perdue » par delà la ligne bleue des Vosges : une région en manque de France figée dans ses coutumes et ses costumes.
Naît alors l'idée de présenter un village alsacien dans cette exposition, à l'instar du village sénégalais et du gourbi arabe. Un village fantasmé, idéal, imaginaire, empruntant aux styles et aux géographies de la région en un seul lieu, mêlant décors, constructions neuves, dont l'une imite la vraie tour des sorcières de Châtenois, et...une vraie maison alsacienne. De celles qui se démontent et se remontent facilement.
Dans un intérieur alsacien
Les Nancéiens à l'origine du projet, l'homme d'affaires Eugène Corbin et le juge d'instruction originaire d'Alsace Auguste Stoffel, prennent contact avec les directeurs du tout jeune musée alsacien à Strasbourg et partent en quête de LA maison alsacienne autour de laquelle sera construit le village alsacien de l'exposition de Nancy. Une maison est démontée à Zutzendorf, dans le nord de l'Alsace, son rez-de-chaussée en pierre reste là, mais ses colombages partent direction Nancy, où la maison existe toujours au parc Sainte-Marie.
Reflet d'une Alsace idéale, elle est meublée et décorée avec une partie des collections du musée alsacien de Strasbourg et avec des dons de particuliers. Un intérieur traditionnel – une Stub- y est aménagé pour présenter la manière de vivre des Alsaciens. Puisqu'on assume le folklore, une chambre lorraine est également aménagée dans cette vraie maison alsacienne par le conservateur du musée lorrain.
Des meubles trop contemporains
« Ne quittez pas Nancy sans aller visiter la maison alsacienne », vante une affiche d'époque. Mais des critiques émergent à l'époque et refusent de cautionner cette Alsace par trop figée dans son passé, tel l'artiste ébéniste alsacien Charles Spindler, qui n'y expose pas ses meubles, refusés car jugés trop contemporains par les organisateurs. Ils avaient été présentés deux ans auparavant à la foire de Dresde, à l'est … de l'Allemagne.
Aussi faux eût-il été, ce village alsacien accueille une vraie fête au cours de laquelle de nombreux villageois d'Alsace sont invités à traverser la frontière. Sur les photos exposées au musée alsacien, les toques en fourrure des hommes étonnent : on était le 27 juin. Mais elles font partie de certains costumes traditionnels. Les Alsaciens sont en effet venus avec leurs beaux habits, tout neufs pour certains.
Informations pratiques :
Exposition : 1909, l'Alsace à Nancy, du 26 novembre 2021 au 23 mai 2022 au musée Alsacien
23-25, quai Saint-Nicolas , Strasbourg
Ouvert tous les jours de 10h à 18h – sauf le mardi
Lucie Michel