Elle a été bâtie alors que s'achevait, juste au-dessus d'elle, la construction de la flèche de la cathédrale. 600 ans plus tard, la Maison Kammerzell continue d'accueillir VIP comme anonymes. Dans ses cuisines est préparée la célèbre choucroute aux trois poissons de Guy-Pierre Baumann ; un plat qui fête ses cinquante ans cette année !
Avec ses 360 couverts et ses salons boisés, la Maison Kammerzell est un des plus beaux et des plus grands restaurants de Strasbourg. « C'est un lieu intemporel, un exemple de la Renaissance rhénane comme il n'en existe plus, avec ses figures sculptées et ses vitraux en cul-de-bouteille... La Maison Kammerzell est, de ce fait, le seul restaurant de Strasbourg qui dispose d'un veilleur de nuit. Et pourtant ce n'est qu'une brasserie, que tout le monde peut s'offrir », note Jean-Noël Dron, heureux exploitant de ce bijou strasbourgeois.
Un vrai parcours initiatique
Quand il en fait l'acquisition en 2009, le restaurateur est en discussion depuis de nombreuses années avec son prédécesseur, Guy-Pierre Baumann. Au fil de l'eau, celui-ci lui a déjà transmis l'exploitation de ses autres restaurants (à commencer par la Chaîne d'Or ou encore l'Alsace à Table) ; ce dernier passage de relais vient ainsi achever un cycle, un changement de génération. Comme si, dans cet environnement de légende, un adoubement était nécessaire pour permettre à l'histoire de poursuivre son cours. « La Kammerzell, c'est quelque chose qui se mérite, qui se sent. Il faut y travailler et être dedans tous les jours. C'est une maison qu'il faut incarner et qui est elle-même très présente. Avec une attente démesurée de la part du client ».
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À côté du jean/t-shirt qu'il affectionne tant, pour déplacer les tables de ses terrasses ou donner un coup de main derrière le bar, Jean-Noël Dron garde ainsi toujours costume et cravate à proximité. Histoire de pouvoir passer rapidement du torchon à l'accueil d'une célébrité ou d'un élu. Ils sont en effet nombreux à avoir défilé au pied de la cathédrale, de Jean d’Ormesson à Kofi Annan, en passant par Pierre Pflimlin, Germain Muller, Bernadette Chirac, Elisabeth Taylor, Johnny Hallyday, Sophie Marceau, Edmonde Charle-Roux ou encore Henri Salvador.
Bijoux de la Renaissance strasbourgeoise, la Maison Kammerzell est devenue, en quelques années, le temple de l'art de vivre à l'alsacienne. À l'origine de ce succès, le chef alsacien Guy-Pierre Baumann, « monté » à Paris, et qui y inventera la choucroute aux trois poissons, avant de l'ancrer définitivement à Strasbourg. En 1987, il suit les conseils de son ami Pierre Pflimlin et rachète le fonds de la Maison Kammerzell, alors en vente. Il saura lui insuffler un esprit unique, alliant la générosité de l'Alsace à l’inventivité des grandes brasseries parisiennes.
Strasbourg, ville de commerce et d'échanges
Deux parties composent la Maison Kammerzell : la plus ancienne date du XVe siècle et la plus récente du XVIIe. Les fondations de l'édifice remontent à 1427 et le rez-de-chaussée en pierre aux décennies suivantes, ainsi que l'atteste encore une arcade de porte surmontée d'une date : 1467. Il était à l'origine recouvert d'auvents servants à la fois d’abri et d’étal pour les marchandises : draps et tissus, puis orfèvrerie et bijoux. Mais c'est un riche marchand de fromages qui lui donnera son aspect actuel : Martin Braun, c'est son nom, acquiert la maison en 1571. 18 ans plus tard, il fait construire trois étages en encorbellement, surmontés de trois étages de comble. Leur desserte est assurée, comme aujourd'hui, par une tour-escalier en pierre, située dans une cour intérieure. Avec ses riches sculptures de bois et ses 75 fenêtres en cives, la maison est le symbole de l'opulence des marchands de l'époque. La ville est alors prospère et les maisons à toits pentus, à façades colorées, à vitraux en cul-de-bouteille, participent à la vie du quartier de la Cathédrale où presque chaque bâtisse possède sa boutique.
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Jusqu’au XIXe siècle, la Maison Kammerzell servira de magasin à différents propriétaires. Au Sieur Braun succéderont les familles Bernhardt, Finck et Riedinger jusqu’à l’arrivée en 1846 du négociant Jean-Philippe Kammerzell, qui donnera son patronyme à l'édifice. Jusqu'à ce qu'en 1879, la ville achète le bâtiment aux enchères publiques pour les besoins de l’Œuvre Notre-Dame. La Fondation en est d'ailleurs toujours propriétaire aujourd'hui, et gère son entretien.
Quand art sacré et profane se mélangent
Levez la tête et laissez votre regard s’égarer devant l’étonnante profusion des colombages. Les poteaux corniers de la maison figurent les vertus théologales : charité, espérance et foi. À l'ouest, les dix-huit preux et preuses sont regroupés trois par trois, selon leur appartenance antique, judaïque ou chrétienne. Repérez parmi eux le Roi David, Alexandre-le-Grand, Jules César ou encore Charlemagne. Le cycle est complété par dix-sept musiciens. Le mur-pignon, tourné vers la cathédrale, renvoie quant à lui à l'humanisme de l'époque. Dix personnages masculins symbolisent autant d'âges de la vie humaine, les cinq sens étant évoqués par des personnages féminins, le tout rythmé de motifs ornementaux : volutes, rinceaux, masques... Les signes du zodiaque, bien sûr, ne sont pas oubliés. Parmi ces derniers, le cancer est représenté par une écrevisse, que l'on retrouve quelques mètres plus loin, dans le zodiaque de l'horloge astronomique de la Cathédrale.
Quant aux décorations intérieures, elles ont été réalisées au début du siècle dernier par le peintre alsacien Léo Schnug, auteur du décor de la salle des fêtes du château du Haut-Koenigsbourg, commandé par l'empereur Guillaume II lui-même. Sur ces murs destinés à abriter un restaurant gastronomique, l'artiste donne libre cours aux obsessions qui jalonneront son existence tourmentée : l’angoisse (am Fischertor), l’alcoolisme (le supplice de Tantale), la mort (le repas du condamné), la folie enfin (avec une illustration de la Nef des fous, de Sébastien Brant) … autant de mises en garde alternant avec des scènes bucoliques tirées de la vie villageoise, où l'on distingue de malicieux autoportraits. À vous de les repérer !
Si vous ne les trouvez pas, il ne vous restera qu'à dormir sur place. Depuis 1987 le restaurant propose en effet 9 chambres de coharme dans ses combles, à l'ombre de la cathédrale. Pour les trouver, il vous suffira de prendre l'escalier de pierre en colimaçon. Dépaysement garanti !
http://www.maison-kammerzell.com
Réservation au 03 88 32 42 14
Auteure : Nathalie Stey
A propos de l'auteure
Journaliste indépendante amoureuse de l'Alsace, Nathalie Stey a animé pendant 20 ans une revue professionnelle consacrée au transport fluvial et basée à Strasbourg. Elle a depuis élargi son spectre et assure aujourd'hui la correspondance en région pour le journal Le Monde et Le Mensuel éco Grand Est, tout en restant fidèle au secteur de la voie d'eau qu'elle s'attache à faire découvrir.