Gutenberg, que caches-tu sous tes plis ?

Hommage à l’inventeur de l’imprimerie, la statue de Gutenberg, sur la place du même nom au centre de Strasbourg, est bien plus que ça. Une exposition au Musée historique lève quelques plis de l’habit médiéval. 

Johannes Gensfleich : nous connaissons tous cet homme illustre du XVe siècle. Pas vous ? Mais si !

Il est l’inventeur de l’imprimerie, plus connu sous le nom de Gutenberg (né vers 1400, à Mayence, mort en 1468). Parce que l’homme est illustre, que le monument qui lui rend hommage à Strasbourg en plein cœur de la ville cache quelques secrets, il fallait bien une exposition pour dévoiler la genèse et la portée symbolique de ce monument. Où il est question d’engagement politique et de fête populaire.

Que voit-on réellement quand on fait face à la statue de Gutenberg sur la place du même nom ?

Un homme vêtu du costume allemand traditionnel du Moyen âge, avec bonnet et manteau de fourrure, chaussé de bottines à nœuds. Cet homme est debout, près de sa presse, d’un châssis d’imprimeur et d’un tampon à encrer. Dans ses mains, il tient une feuille imprimée de cette phrase : « Et la lumière fut » : mots de la Bible, premier livre imprimé.

Cet homme-là représente Gutenberg qui vécut à Strasbourg de 1434 à 1444 et y développa des inventions ouvrant la voie à l’imprimerie.

Certes, le monument représente cet homme. Artistique, le monument est aussi largement politique. Sur chacune des quatre faces du piédestal, figurent quatre bas-reliefs très parlants. Ils représentent les bienfaits de l’imprimerie en Afrique, en Asie, en Amérique et en Europe. Ils portent les valeurs d’éducation des peuples, d’alphabétisation dans le monde, de diffusion des imprimés, de liberté d’expression et de liberté de la presse. Dans le contexte des années 1840, sous le règne peu libéral de Louis-Philippe, le monument est aussi un manifeste pour l’abolition de l’esclavage.

Statue Gutenberg - bas reliefs
L’un des quatre bas-reliefs du piédestal de la statue, qui tous évoquent les bienfaits de l’imprimerie en Afrique, en Asie, en Amérique et en Europe.

Ce monument est l’œuvre engagée de Pierre-Jean David, dit David d’Angers (1788-1856). Il est alors un artiste très en vogue, auteur déjà du fronton du Panthéon à Paris, fervent républicain et homme de progrès.

Après avoir bien scruté le monument, direction le musée historique pour tout apprendre de David d’Angers et des dessous du monument. Ici, tableaux, bas-reliefs, sculptures, lithographies et dessins préparatoires font plonger dans la genèse de cette œuvre commandée par la ville de Strasbourg en 1836.

Pas assez tôt pour avoir la première statue dédiée à Gutenberg. En 1837, la ville de Mayence, où est né Gutenberg, a érigé une statue au grand homme, œuvre d’un des plus grands sculpteurs européens d’alors, le Danois Bestel Thorvaldsen. La réalisation de ce bronze, à Paris, a d’ailleurs été supervisée par...David d’Angers ! 

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Comment germaniser une statue ?

Ça a été le cas pour la statue strasbourgeoise, victime de l’histoire de la ville occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1940, une feuille de bronze recouvre la feuille que tient  Gutenberg dans sa main. Ainsi, « Et la lumière fut » devient « Und es ward Licht », en allemand. Il faut attendre 1945 pour que la feuille de bronze avec la phrase en français reprenne sa place.

 

David d’Angers aimait-il l’herbe ?

Il a décidé d’installer son monument sur une place centrale, entre la cathédrale catholique et l’Église protestante Saint-Thomas. Avant le monument, la place s’appelait « place du Marché-aux-Herbes ». C’était la place historique du pouvoir à Strasbourg et l’emplacement de la Pfalz, qui était le premier hôtel de ville construit par la puissante bourgeoisie de Strasbourg en 1321. La destruction en 1780 de la Pfalz a permis l'agrandissement de la place du Marché-aux-Herbes ainsi que de nouveaux projets. 

C’était une place très vivante où se déroulaient de nombreuses manifestations populaires et politiques, comme on peut le voir sur des gravures et des tableaux. Notamment une dont ce serait bien passée l’Alsace : l’entrée à Strasbourg de l’empereur allemand Guillaume II, qui rappelle la période de l’annexion de l’Alsace-Moselle au Reich allemand. A découvrir sur une toile de 1890.

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La statue de Strasbourg est inaugurée en juin 1840 pendant trois jours pour célébrer le 400e anniversaire de l’imprimerie. Des fêtes sont à cette occasion organisées également dans les villes allemandes ayant un important foyer de typographes. Ces trois jours à Strasbourg sont une véritable liesse populaire. Cent mille personnes y auraient participé alors que la ville ne comptait que la moitié d’habitants. Une partie de l’exposition est consacrée uniquement à ces fêtes, dans un espace du musée alsacien, non loin du musée historique, de l’autre côté du pont. 

Le premier jour de la fête est le 24 juin, date de la Saint-Jean, retenue en l’honneur du saint-patron de Gutenberg et des imprimeurs. Ce n’est même plus Strasbourg qui fête, c’est l’humanité ! C’est ce que pense un imprimeur dans son discours d’inauguration quand il dit que « l’œuvre de Gutenberg est celle de l’humanité entière ».

Le 25 juin est la journée des cortèges de chaque corporation de métiers de la ville. Le défilé du cortège est coloré : selliers, vitriers,vernisseurs, tamisiers, serruriers, ferblantiers, chaudronniers, jardiniers, cordiers, tailleurs, charrons, brasseurs, confiseurs, peigneurs… On trouve aussi charpentiers, poêliers, bateliers, tapissiers, papetiers, relieurs, typographes. Des banquets républicains sont organisés par la profession des imprimeurs venus de toute la France. Chaque corporation expose ses sortes de totems, très beaux objets témoignant d’un savoir-faire virtuose. Telle une broderie en relief en fils d’argent et d’or sur fond d’argent.

 

Et comment sait-on tout cela d’une fête qui n’a pas été photographiée ?

Par de nombreux témoignages. Un jeune artiste de 20 ans, Eugène Glück, a croqué l’évènement sur le vif : il reconstitue le cortège, édité plus tard sur 51 très belles planches lithographiques, colorisées à l’aquarelle et à la gouache. Son œuvre est aussi déclinée en un seul pan de 23 mètres de long. Cet exceptionnel rouleau est présenté dans une vitrine de cinq mètres de long. Tous les deux mois, une nouvelle section de 5 mètres du fameux rouleau est exposée. Pour vraiment tout savoir, presque comme si on y était, il y a 184 ans.

« Place à Gutenberg ! », jusqu’au 23 février 2025 au musée historique de Strasbourg (2 rue du Vieux-marché-aux-poissons) et au musée alsacien (22 quai Saint-Nicolas).

Auteure : Lucie Michel

Rédactrice chez Batorama depuis 2020

J’aime Strasbourg pour ses restaurants de touristes, ses gargotes tibétaines et ses approximations de tartes flambées : un peu…
J’aime Strasbourg pour la diversité de ses musées : beaucoup. 
J’aime Strasbourg pour le temps inscrit dans ses architectures : passionnément ! 
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