En versions monochromes et énigmatiques, les œuvres du peintre chinois Yan Pei-Ming instrumentalisent Mao et fouillent les tréfonds humains dans les portraits de son père. Pour lever un coin du voile sur l'artiste installé depuis 1980 en France, direction le musée Unterlinden, à Colmar jusqu'au 11 octobre.
On se laisse happer dans cette œuvre au noir qu’est le diptyque Pandémie de l’artiste chinois Yan Pei-Ming, point d’orgue de l’exposition Au nom du père, que le musée Unterlinden à Colmar consacre à quatre décennies de son œuvre. Dans la noirceur de cette toile de 4 mètres sur 5, comme après un cataclysme, on discerne un terrain vague sur lequel des hommes creusent des tombes pour enterrer les victimes, un animal qui pourrait être un chat noir, sombre présage, et au fond la coupole de Saint Pierre de Rome. L'artiste s'y est représenté. Le tableau est sombre, chaotique, mais vibrant.
Cette composition monumentale se veut un écho contemporain au Retable d’Issenheim, trésor de la collection permanente du musée Unterlinden. Peint par Matthias Grünewald il y a plus de 500 ans, ce chef-d’œuvre évoque les malades alors contaminés par l’ergot de seigle.
La réinterprétation contemporaine qu'en fait Yan Pei-Ming invite le spectateur à s’identifier aux personnages confrontés à la pandémie récente de Covid 19 qui a submergé le monde, dans une promiscuité urbaine propice à la diffusion de l’épidémie. « Pandémie est l’expression d’une angoisse avec laquelle nous vivons tous au quotidien. J’ai voulu créer une peinture universelle, qui traverserait le temps, qui témoignera de cette période de pandémie aux générations futures », déclare l’artiste.
Lié au Retable d'Issenheim
Un choc, donc, qui répond à celui que dit avoir éprouvé Frédérique Goerig-Hergott, commissaire de l’exposition actuelle. En 2012, elle avait été marquée par sa découverte du triptyque "Nom d’un chien ! Un jour parfait", que l'artiste présentait alors à Nantes. Elle avait vu dans cette représentation monumentale et christique de Yan Pei-Ming une résonance du Retable d’Issenheim. Et voulait lever un coin du voile : qui est donc cet artiste chinois, arrivé en France en 1980 pour étudier aux Beaux-arts de Dijon et devenu célèbre pour ses portraits de Mao, dont l’œuvre figurative et expressive coïncide avec les thèmes de filiation, de sacré et de sacrifice, traités dans le retable ?
Une mise à nu
C’est ce à quoi tente de répondre l’exposition présentée au musée Unterlinden. En 50 tableaux et 12 dessins et aquarelles, issus de collections publiques et privées de toute l'Europe, l’artiste s’expose : certes, il y a son oeuvre mais, surtout à travers elle il propose une lecture personnelle. « J’ai senti qu’il était temps, que cette démarche devenait nécessaire », reconnaît l’artiste qui se défend de faire une rétrospective de son travail.
Chronologique, « l’exposition s’intéresse au regard que Yan Pei-Ming porte sur lui-même et sur son œuvre, tout en évoquant son évolution stylistique et sa place dans l’histoire de l’art », précise la commissaire d’exposition.
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Mao comme instrument de propagande
Que voit-on ici ? Des portraits et des autoportraits en majorité, l’artiste revendiquant d’ailleurs comme « programme de toute sa vie : peindre des têtes ». Ceux de sa grand-mère, peinte alors qu’il avait 16 ans et vivait encore à Chine, ceux de Mao, de son père, de Bouddha. Sont aussi exposés ce que l'artiste appelle des paysages internationaux. Il y aussi des vues de Shanghai ou d'Alep en ruine (avec d'incroyables couleurs bleues). A partir de 1987 et jusque dans les années 1990, Yan Pei-Ming multiplie les déclinaisons de portraits de Mao, grâce auxquels il acquiert la célébrité. Avec le temps, ses toiles dérivent parfois jusqu’à l’abstraction.
L’artiste justifie son instrumentalisation du Grand timonier avec humour : « Mao est pour moi une sorte de laboratoire. Je fais tous mes essais, toutes mes expériences sur ses portraits », disait-il en 2004. Et il persiste aujourd’hui : « Je m’en suis servi pour faire ma propre propagande.»
Le père le plus riche
Beaucoup plus personnelle et introspective, peut-être, sa représentation plurielle de la figure du père. Yan Pei-Ming cherche en cet homme, détesté par son épouse, « l’homme le plus puissant, le plus intelligent, le plus riche, le plus… » Il en a peint une quarantaine de toiles dans les années 1990. « Après la série des portraits de Mao, j’étais à la recherche d’un autre Chinois à peindre. Je me suis demandé qui, après Mao, était le plus important ? Pour moi, c’était le père. Et puis, mon père était un peu malade, alors j’ai eu peur de sa disparition. C’était facile de l’avoir, car il vivait avec moi à Dijon. Mais comment représenter un homme aussi discret, voire effacé, dont je ne connaissais moi-même pas grand-chose ? » Cette belle série de portraits, sombres toujours, porte sur ce père un regard mêlé d'intransigeance, d'empathie et de tendresse.
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Qui suis-je ?
Alors qu'il vivait encore en Chine, Yan Pei-Ming s'est intéressé à son propre portrait de la fin des années 1970 jusqu'en 1983, date à laquelle il interrompt brutalement ce travail, avant de le reprendre 20 ans plus tard. Ses premiers autoportraits sont exposés ici aux côtés de plus récents, reflets du dialogue de l'artiste avec lui-même, de la confrontation avec ce moi vieillissant, de sa propre finitude. « Qui suis-je ?», semblent nous dire ces toiles empreintes d'une forte charge émotionnelle et d'une grande sincérité. L'artiste n'en finit pas de se scruter lui-même.
Enfant rebelle
L'exposition de portraits est ponctuée de paysages sombres et monochromes, comme ce Paysage international, témoignant de la même énergie et de la même technique que les portraits. Idéalisation du paysage, cette toile expressionniste, abstraite, qui n'est pas sans rappeler les œuvres du peintre allemand Gerhard Richter, envoûte le visiteur dans une sorte de contemplation méditative.
Comme cet Invisible Buddha, figure qui apparaît dans son œuvre à la fin des 1990, tout aussi énigmatique que les portraits et les paysages exposés à ses côtés. Yan Pei-Ming avoue avoir toujours baigné dans la culture bouddhiste, être même né dans un temple. En 2004, l'artiste précisait d'ailleurs « avoir peint, alors qu'il était enfant, beaucoup de représentations de bouddha, pour en offrir à ma famille, car à l'époque, on n'en trouvait pas. Il faut toujours avoir un côté rebelle.»
Auteure : Lucie Michel
Informations pratiques :
Exposition "Au Nom du Père" - Musée Unterlinden de Colmar, place Unterlinden, à Colmar.
Ouvert tous les jours sauf mardi de 9 h à 18 h (1er jeudi du mois de 9 h à 20 h).
Tarifs : de 8 € (jeunes) à 13 €.
Jusqu'au 11 octobre 2021
Le musée Unterlinden fait partie des sites touristiques d'Alsace (STA)