Les Reuss, père et fils au chevet des livres

Pourquoi le théologien Edouard Reuss et son fils Rodolphe, historien, se sont-ils tant engagés pour nourrir les bibliothèques de Strasbourg au XIX ème siècle ? Un titanesque travail de mémoire, dévoilé lors d’une double exposition.

Un grand feu destructeur.

Les incendies ont été des temps forts dans la vie des Reuss, intellectuels strasbourgeois protestants. Pour le père, Edouard, l’incendie accidentel en 1860 du Gymnase (collège-lycée protestant de Strasbourg) dont il est le directeur, est une aubaine : les livres de la bibliothèque sont sauvés à temps et l’établissement est reconstruit à neuf quelques années plus tard. Pour son fils, Rodolphe, l’incendie de la bibliothèque du Temple Neuf en 1870 lors des bombardements prussiens est une catastrophe car les collections partent en fumée. Mais il les reconstitue et devient directeur de la nouvelle bibliothèque municipale...
 

Qui sont Edouard et Rodolphe Reuss ?

Ces deux-là incarnent à merveille un engagement littéraire strasbourgeois qui justifie bien le label de Capitale mondiale du livre décerné à Strasbourg pour l’année 2024-2025. Car ces deux Alsaciens protestants ont mis au profit de leur engagement professionnel leur double culture française et allemande, en voyageant d’un pays à l’autre pour étudier, écrire, publier, échanger, enseigner. Sous-titrée « Deux Alsaciens engagés pour le Livre », une exposition en deux lieux leur est consacrée : à la médiathèque protestante sur le père, Edouard, théologien protestant et universitaire, et à la médiathèque Malraux sur Rodolphe, le fils, historien et bibliothécaire.

 

On joue ?

Intellectuel, certes, mais joueur aussi, Edouard Reuss a inventé des lotos, ancêtre du Trivial Pursuit, alors qu’il était encore adolescent. Il y pose des questions (les réponses figurent au dos de la carte) sur différents pays d’Europe. Puisqu’il a légué sa précieuse bibliothèque de près de 30000 ouvrages à l’ancêtre de la Bibliothèque nationale universitaire et à ce qui est devenu la médiathèque protestante (*), l’exposition qui lui est consacrée est donc particulièrement riche en documents. Notamment en lotos ; et aussi en quelques volumes de ses Mémoires, commencés… dès l’âge de 40 ans ! Ils sont écrits en allemand, car « l’allemand est la langue du peuple et celle qu’on entend au culte ». A la fin de sa vie, en 1888, Edouard Reuss écrit cette phrase délicieusement épicurienne : « J’ai aimé chaque journée passée en ma propre compagnie. »

La frontière entre la France et l’Allemagne n’existe pas pour Edouard Reuss, qui, né à Strasbourg en 1804 dans une famille d’érudits bourgeois, baigne dans une culture autant française qu’allemande. Il fait ses études à Göttingen, Halle, Paris. Devenu théologien, il enseigne au séminaire protestant et à la faculté de théologie de l’université de Strasbourg jusqu’à la fin de sa carrière, en 1888 : il a 84 ans. En plus de l’Ancien testament, il y enseigne l’hébreu rabbinique, l’araméen, le syriaque, l’arabe… Très actif, Edouard Reuss devient en 1859 directeur du Gymnase. Quand un incendie accidentel ravage le bâtiment en 1860, sans toutefois endommager la bibliothèque, il y voit l’occasion de refaire les lieux à neuf.

 

Sa production intellectuelle est considérable : il a un rôle de passeur de la théologie allemande en France. Spécialiste de Calvin, il édite ses écrits complets. Mais son grand œuvre est la traduction de la Bible en français selon une démarche historico-critique. A voir, des manuscrits de sa traduction qui illustrent sa réflexion sur la datation des textes bibliques. Commencé en 1860, le projet aboutit au début des années 1870… alors que l’Alsace est devenue allemande. Pas de chance pour Reuss qui voulait faire connaître cette bible aux Français… Il fait donc éditer ses 18 volumes à Paris.

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Lithographie signée Louis Max Reuss
Ce livre présente une belle lithographie représentant Strasbourg au loin, signée d'un membre de la famille Reuss, Louis Max Reuss.

 

A la médiathèque Malraux, on plonge dans le prolongement la vie d’Edouard avec celle de son fils Rodolphe Reuss. Né en 1841, celui-ci étudie comme son père par-delà les frontières : Strasbourg, Iéna, Berlin, Göttingen… Agrégé d’histoire à 25 ans, il devient enseignant au Gymnase Jean-Sturm, et plus tard au Séminaire protestant. Il découvre également le monde des bibliothèques et des inventaires à la mort d’un éditeur. Ce qui attise son « goût de plus en plus vif pour l’histoire moderne d’Alsace ». Et puis le choc pour cet amoureux des livres : l’incendie du Temple-Neuf en 1870 lors du siège de Strasbourg par les Prussiens. Plus de 400 000 documents conservés dans cette bibliothèque depuis plus de trois siècles flambent, disparaissent. 

Choc, traumatisme : Rodolphe refuse alors d’enseigner en allemand. Pas facile, dans une Alsace devenue allemande après 1871. Il refuse même la chaire d’histoire qui lui est proposée à la nouvelle université impériale de Strasbourg. Mais il se lance à corps perdu dans la reconstitution de la nouvelle bibliothèque municipale. Suite à un appel aux dons, des milliers de volumes affluent à Strasbourg du monde entier, dont des manuscrits et des incunables de Colmar et de Sélestat. Rodolphe Reuss devient le conservateur de cette nouvelle bibliothèque.

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Trop Français, cet Alsacien ?

Contraint par le régime allemand de quitter l’Alsace en raison de son engagement intellectuel, il s’installe à Versailles en 1896 et enseigne à la prestigieuse Ecole pratique des Hautes Etudes, tout en veillant de loin à l’évolution de « sa » bibliothèque. Pour regagner sa nationalité française perdue suite à l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, il soutient une thèse française à la Sorbonne sur l’Alsace au 17e siècle. Et ses cours à l’Ecole pratique traitent notamment de l’histoire de l’Alsace pendant la Révolution française. A cette époque, bien conscient de l’évolution des relations diplomatiques européennes, il refuse que ses trois fils aient un jour à combattre sous l’uniforme allemand. Et comme son père, Rodolphe Reuss fait don de ses ouvrages et de ses manuscrits d’historien à Strasbourg « en cas de retour de l’Alsace à la France ».

A la médiathèque protestante du Stift (1 B quai Saint-Thomas) jusqu'au 22 septembre et à médiathèque André Malraux (1 presqu'île André Malraux) jusqu'au 17 août. Entrée libre. Conférence sur Edouard Reuss le 19 septembre à 18 h à la médiathèque protestante du Stift.


(*) La médiathèque protestante est accessible à tous : elle met à disposition des livres, des journaux, des jeux, des DVD, des CD…

Légendes photos : crédit LM

Auteure : Lucie Michel

Rédactrice chez Batorama depuis 2020
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