Éplorée, guerrière ou poétique, l’Alsacienne traditionnelle ? A coup sûr, symbole de combats rappelés par les installations de toute beauté de Charles Fréger au Musée alsacien de Strasbourg.
Quelle Alsace ?
« Souvenir d’Alsace ». Comme une carte postale. Comme le sobre titre de l’exposition naviguant entre histoire, photographies, installations et jeux sur les symboles signée Charles Fréger au Musée alsacien. Mais quelle Alsace évoque l’artiste ? Pas celle d’aujourd’hui. Quoique...Assurément, cette exposition plonge dans cette période troublée de la région entre 1871 et 1918, au temps du Reichsland, quand l’Alsace-Moselle est devenue allemande suite au traité de Francfort de mai 1871. La France venait de perdre la courte guerre franco-prussienne. Dès lors, la figure de l’Alsacienne avec sa grande coiffe noire incarne ces provinces perdues dont le souvenir fantasmé nourrit une large iconographie et, surtout, un discours politique nationaliste.
Charles Fréger, qui est-ce ?
Né en 1975, le photographe est établi en Normandie. Il a notamment exposé au Musée d’histoire de Nantes, au Musée des Confluences (Lyon), à la Fondation Armani (Milan), aux Rencontres d’Arles. Depuis 1999, Charles Fréger s’intéresse aux corps et aux vêtements en tant que territoires ambivalents. Il se concentre depuis quelques années sur la silhouette et son potentiel expressif. Depuis 2010, il a consacré quatre ouvrages aux mascarades, en Europe, au Japon, en Amérique et en Inde. Son travail est nourri de recherches iconographiques brassant volontairement l’érudit et le populaire, mêlant le médiéval et le XXIe siècle.
Série N°3 : l’Alsace à la loupe
Charles Fréger mène parallèlement un travail sur les identités régionales. Souvenir d’Alsace est le 3e volet d’une série, après Bretonnes (2011-2014) et La suite basque (2015-2017).
Lors d’une résidence artistique proposée par le Musée alsacien et la galerie photo La Chambre, à Strasbourg, Charles Fréger a exploré l’iconographie pittoresque de l’Alsace pour interroger les constructions identitaires. Plus largement, il questionne la vision de l’autre, de l’ennemi ou de celui que l’on désigne comme tel. Un sujet toujours d’actualité...
[LIRE AUSSI >> Les croisières spectacle sont de retour ! ]
Grimaces et casques à pointe
Ce sont les illustrations, l’imagerie, et surtout la caricature et la propagande qui nourrissent la réflexion de l’artiste. Il les marie aux traditions et représentations alsaciennes et rhénanes. Ses photos exposées dans la nouvelle extension du musée reproduisent en grands formats, très puissants, des caricatures du très germanophobe caricaturiste Hansi : un défilé d’Allemands en fuite en 1918, une fois l’Alsace redevenue française, un épouvantail en uniforme allemand, reconnaissable à son casque à pointe...
L’artiste a fait refaire des masques grimaçants en Forêt-Noire, quelques-uns étant exposés parmi les collections du Musée alsacien. Et il les a fait porter par une troupe allemande de carnaval pour illustrer la haine d’alors pour l’ennemi enfin vaincu : un soldat pataud à binocles, un soldat sauvage à casque à pointe...C’est beau et dur : l’artiste accentue ici le côté grotesque du message. Comme des ombres chinoises, ses silhouettes en contre-jour se détachent en noir sur un fond coloré. Les fuyards d’alors rappellent les réfugiés de par le monde actuel.
Mon beau château hanté
Charles Fréger s’est également inspiré de l’iconographie du peintre Léo Schnug, contemporain de Hansi, fasciné par l’univers gothique et médiéval. Le peintre alsacien était la cible idéale pour l’empereur Guillaume II qui lui a fait repeindre certaines salles du château du Haut-Koenigsbourg. Il s’agissait alors de propagande culturelle afin d’exalter les origines germaniques de l’Alsace. Étranges caricatures de guerriers photographiées au château même et à celui du Lichtenberg : avec ces répliques contemporaines des œuvres de Schnug, l’artiste exagère les traits et joue de cette vision nationaliste et fantaisiste.
[LIRE AUSSI >> La Grande Illusion : l’histoire de ce chef d’œuvre du cinéma tourné au château du Haut Koenigsbourg]
Loux, y es-tu ?
L’installation Le paradis perdu fera sourire d’aise tous ceux qui ne décoreraient pour rien au monde leur table avec la vaisselle du service Obernai, signé Henri Loux. Celle-là même qui représente des saynètes faussement naïves d’une Alsace traditionnelle sur fond beige. Ici, le service est accroché au mur et barré d’un large trait de peinture noire. Charles Fréger montre ainsi que cette Alsace-là n’est plus.
Quelques pas plus loin, l’installation Conscrits consiste en une étagère couverte de pichets de bière aux visages humains figés et parfois déformés. Ils incarnent ici l’obusite, ces troubles psychologiques hérités de la guerre, qu’on ne voit pas mais qui marquent à jamais les anciens soldats.
Marianne contre Germania
Dernière installation de l’exposition, Le Feu pourrait résumer à lui-seul le propos de l’artiste. Sorte d’iconostase photographique parfaitement symétrique, éventail de l’imagerie guerrière côté français et côté allemand. Toutes les photos se répondent, d’un pays à un autre : c’est troublant de beauté avec Marianne, à l’Ouest, et Germania, à l’Est.
La sculpture perdue
Après la guerre, vient le temps de la réconciliation, d’après le nom d’une sculpture signée Émile Derré à l’étrange destin. Dérangeante, elle l’était sans doute : assis sur les genoux d’une femme, deux soldats s’embrassent sur la bouche.
Exposée en 1923, elle a aujourd’hui disparu. Les photographies qu’en a fait Charles Fréger à partir de cartes postales d’époque sont d’une émouvante beauté.
Innocent point de chaînette ? Il y a encore beaucoup à découvrir lors de cette exposition, du point de chaînette pas si innocent au verre soufflé. Charles Fréger signe une image de l’Alsace ambivalente, dont l’efficacité rappelle combien la question des identités et de leur instrumentalisation reste actuelle.
Infos pratiques :
- Souvenir d’Alsace, Charles Fréger, au Musée Alsacien 23-25,
- Quai Saint-Nicolas à Strasbourg.
- Ouvert en semaine - sauf le mardi - de 10h à 13h et de 14h à 18h, les samedis et dimanches de 10h à 18h.
- Tarif : 7,5 € (réduit : 3,5 €) Gratuité pour les moins de 18 ans et pour tous : le 1er dimanche de chaque mois.
- Programme des visites sur https://www.musees.strasbourg.eu/
Auteure : Lucie Michel
Légendes photos Crédit : Lucie Michel