L'Orchestre philharmonique de Strasbourg a programmé ce printemps une première mondiale : la production d'une œuvre écrite par le compositeur contemporain Bruno Mantovani, bien accompagnée de pièces de musique du XXe siècle.
C'est à un dialogue franc et énergique que nous convie l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, pour un concert où il sera question d'embruns, d'agitation, de mémoire et de violence – celle de la nature, mais aussi celle de l'homme. La création mondiale de « Memoria », une œuvre écrite par le compositeur Bruno Mantovani dans le cadre de sa résidence à l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, sera en effet confrontée à deux pièces maîtresses de la musique du début du siècle dernier : le Concerto pour piano n°3 en do majeur de Sergueï Prokofiev et les « esquisses symphoniques » de La Mer, de Claude Debussy. Des œuvres emblématiques de la période tourmentée qu'aura été le début du XXe siècle.
Avec son Concerto n°3, le compositeur russe signe en effet une œuvre virtuose, passant sans transition de la violence de la période révolutionnaire au romantisme russe ou au lyrisme de l'âme slave. Quant à Claude Debussy, précurseur d'une musique libérée du carcan des règles classiques, il laisse parler sa fascination pour la puissance tantôt calme, tantôt déchaînée des flots marins. Deux tumultes qui rappellent celui, contemporain, vécu par les arméniens et les azéris dans le cadre de la guerre du Haut-Karabagh, qui a inspiré Bruno Mantovani dans sa composition.
La présentation de cette première mondiale commandée par l'OPS est en quelque sorte le point d'orgue d'une saison 2022-2023 fortement influencée – certains diraient irriguée – par la musique contemporaine. Présentation de nouvelles œuvres, rencontres avec des compositeurs, répétitions commentées, séances d’écoute... Le directeur musical de l'OPS, Aziz Shokhakimov, s'est en effet résolu à familiariser le public strasbourgeois avec les nouveaux courants musicaux et la diversité de leurs esthétiques. Et quelle meilleure porte d'entrée pour cela qu'un compositeur actuel ! En résidence à Strasbourg pour deux saisons, Bruno Mantovani ne fait pas qu'écrire. Le directeur du conservatoire territorial de Saint-Maur-des-Fossés est en effet connu pour ses grandes qualités de pédagogue.
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Après avoir ouvert une de ses répétitions au public au mois de février, le compositeur animera le 18 avril prochain un atelier sur « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la musique contemporaine sans jamais oser le demander ». Avec pour objectif de mettre en perspective les créations les plus récentes avec leurs sources d’inspiration dans un passé plus ou moins lointain. Lui-même ne souhaite pas voir ses œuvres données dans le cadre de concerts spécialisés dans la musique contemporaine ; à ce cloisonnement, il préfère des productions permettant aux différentes périodes de dialoguer et se nourrir les unes des autres.
La mémoire et la mer
Concert symphonique
Jeudi 20 et vendredi 21 avril, 20h00, Palais de la musique et des congrès de Strasbourg Œuvres de Bruno Mantovani (Memoria, création mondiale), Sergueï Prokofiev (Concerto pour piano n°3 en do majeur) et Claude Debussy (La Mer).
Direction : Aziz Shokhakimov
Au piano : Alexei Volodin
Conférence d'avant-concert
Jeudi 20 et vendredi 21 avril, 19h00
Palais de la musique et des congrès de Strasbourg (salle Marie Jaëll, entrée Érasme)
Accès libre et gratuit, dans la limite des places disponibles.
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la musique contemporaine sans jamais oser le demander
Atelier avec Bruno Mantovani
Mardi 18 avril, 18h30
Palais de la musique et des congrès de Strasbourg (salle Marie Jaëll, entrée Érasme)
Qui êtes-vous, Bruno Mantovani ?
Bruno Mantovani est né à Châtillon (Hauts-de-Seine) en 1974. Il démarre la musique par le piano et la percussion, avant de dévier vers l'improvisation, le jazz et enfin l'écriture. À 18 ans, il entre au conservatoire de Paris, en classe de composition et de musicologie. Il en sort en 2000 avec 5 premier prix. Bruno Mantovani démarre alors un parcours « classique » de création passant par la villa Médicis à Rome. Il écrit plusieurs opéras pour l'Opéra national de Paris. Ces pièces sont jouées à Amsterdam, Berlin, Milan, Londres et jusqu' à New York et Chicago. À 35 ans, il est tenté par l'aventure de l'administration et devient directeur du Conservatoire national de Paris. Il produit en parallèle une émission hebdomadaire sur France Musique. Depuis 2020, il est directeur du conservatoire territorial de Saint-Maur-des-Fossés, dans le Val-de-Marne, tout en étant chef d'orchestre de l'ensemble orchestral contemporain, basé à Saint-Étienne, et directeur artistique du festival du printemps des arts de Montecarlo. « J'ai toujours essayé d'avoir plusieurs vies en une seule », résume-t-il.
Quel est votre moteur ?
Ce qui m'anime, c'est avant tout le plaisir de la musique. J'écris parce que j'aime le son. C'est un rapport presque charnel, très intuitif et sensitif aussi. Il y a le plaisir de jouer avec des objets sonores, des références, et celui de réinterpréter l'histoire. Parce que composer, c'est se confronter à l'histoire.
Justement, parlez-nous de l'histoire qui se cache derrière votre dernière création !
Memoria, c'est une pièce écrite au début du dernier conflit azéro-arménien, dans cette province du Haut-Karabagh convoitée par l'Azerbaïdjan. Je voyais les visages de ces gamins de l'université française d'Erevan, partis sur le front parce qu'ils étaient mobilisés, et qui n'en sont jamais revenus. Personne n'en parlait dans les médias occidentaux. J'ai trouvé ce désintérêt profondément abject.
Ma compagne est arménienne et je suis allée plusieurs fois en Arménie et dans le Haut-Karabagh avant la guerre. Suffisamment en tout cas pour me rendre compte que cette région est une région arménienne. Mais ce n'est pas tant la question géopolitique qui me choque, que le désintérêt face à cette guerre. On peut se réjouir aujourd'hui que la communauté internationale soutienne massivement l'Ukraine, mais j'aurais aimé qu'il y ai, à l'époque, le même soutien pour l'Arménie. Or personne n'a rien fait pour soutenir ce pays. C'est ce qui m'a poussé à écrire Memoria. C'était une réaction quasiment organique, animale face à ce qui se passait, que j'ai décidé de transformer en réaction musicale.
De quel manière le conflit dans le Haut-Karabagh imprègne-t-il votre œuvre ?
Memoria n'est pas du tout une œuvre engagée ; il s'agissait plus de mettre en musique une forme de colère. Mais il y a un moment où l'œuvre trouve sa propre autonomie. Il peut y avoir un contexte social et émotionnel qui pousse à écrire une œuvre, mais cette dernière a ensuite ses propres lois, sa propre nécessité. À partir du moment où j'avais planté quelques idées musicales sur le papier, j'ai ainsi fait mon travail de compositeur.
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Qu'attendez-vous de cette première production ?
J'attends que l'on joue ce que j'ai écrit, pour aller au plus proche de l'œuvre telle que je l'avais imaginée. Elle est à la fois un cri de colère mais aussi une introspection. Ensuite, au-delà de ce que j'ai en tête, il y a tout le travail d'interprétation. Il y a des musiciens qui vont s'emparer de la partition et il est important de faire un travail avec eux pour avoir une vision commune de l'œuvre. Même s'il peut arriver que ces interprètes m'amènent quelque part où je n'avais pas imaginé aller. Il y a toujours une forme d'utopie dans l'écriture. L'important est, par cette interprétation, d'accéder à cette utopie.
Auteure : Nathalie Stey
A propos de l'auteure
Journaliste indépendante amoureuse de l'Alsace, Nathalie Stey a animé pendant 20 ans une revue professionnelle consacrée au transport fluvial et basée à Strasbourg. Elle a depuis élargi son spectre et assure aujourd'hui la correspondance en région pour le journal Le Monde et Le Mensuel éco Grand Est, tout en restant fidèle au secteur de la voie d'eau qu'elle s'attache à faire découvrir.