« Nous sommes les « Fuir-s’en-va ». De Côte d’Ivoire, d’Érythrée, d’Afghanistan, de Somalie, de Guinée, du Bangladesh ou du Pakistan, nous avons quitté les terres lointaines et marché vers l’Ouest, le Nord. Nous avons troqué une partie de notre enfance contre quelques pas de plus vers la terre d’asile. »
C'est un spectacle bien particulier que programme le musée alsacien de Strasbourg, ce samedi à 17h00. Une lecture musicale élaborée autour du livre « J’ai rêvé que mon pull était ma maison », qui regroupe de façon poétique les récits de mineurs isolés étrangers que Claire Audhuy a recueillis près de Calais au printemps 2021. L'artiste strasbourgeoise spécialisée dans la restitution de vies réelles a passé quatre mois en résidence d'artiste à Saint-Omer, au contact de ces jeunes migrants, recueillant leurs rêves, le récit de leur parcours et de ce qu'ils ont laissé derrière eux. Avec pour tout intermédiaire un téléphone portable ouvert sur Google traduction. Elle en a tiré un petit livre puis cette lecture, mise en musique par Alexandrine Guédron.
« Et si tu jettes un œil à travers ma poitrine, tu verras chez moi : ma poussière d’ailleurs, ce phare, et tout ce que je porte à l’intérieur »
Pendant que Claire Audhuy raconte leurs histoires, la musicienne chante dans les langues maternelles de ces adolescents venus des quatre coins du globe et fait résonner des airs envoûtants grâce à ses flûtes, ses percussions et son ukulélé pour nous faire voyager à leur suite. Une pièce documentaire puissante, qui replace l’humain au cœur des questions d’exil et nous amène à réfléchir sur ce thème ô combien d’actualité. S'y ajoute celle de la construction de soi, pour ces garçons partis de chez eux à un moment où leur personnalité est encore en cours de structuration. « Ils sont tout autant déracinés que les adultes, mais pas au même endroit », indique l'autrice. La présence du père et de la mère, en particulier, est centrale dans leur récit, des parents qu'ils ne sont pas sûrs de revoir un jour.
Que vient faire la culture alsacienne là-dedans, me diriez-vous ? Elle est, à travers ces témoignages, totalement représentée. Parce qu'avant d'être des épicuriens fiers de leur vignoble et de leurs maisons à colombage, nombre de nos ancêtres étaient eux-aussi des exilés. Et qu'ils sont nombreux aujourd'hui, dans Strasbourg l'européenne, la cosmopolite, à ne pas être nés ici. C'est l'occasion, pour le musée alsacien, d'acter son ouverture au monde contemporain et d'esquisser les nouveaux visages, la nouvelle identité de la région. « L'Alsace, ce n'est plus juste l'alsacien qui parle alsacien, c'est aussi tous ces nouveaux arrivants, ces nouveaux visages qui feront l'Alsace de demain et qui font déjà l'Alsace d'aujourd'hui. Cette date, c'est un premier pas ensemble, avant d'autres à venir », explique ainsi Claire Audhuy.
La strasbourgoise a créé sa compagnie, Rodéo d'âme, en 2014, avec son compagnon Baptiste Cogitore. À la fois compagnie de théâtre, maison d’édition et incubateur de projets pluridisciplinaires, Rodéo d’âme construit des projets documentaires qu'elle restitue de façon multidimensionnelle, par l'écrit – poésie et théâtre -, par la musique, l'illustration ou encore des spectacles de marionnettes. Son objet : faire découvrir des voix du passé pour mieux comprendre (et changer) notre présent. « L'idée, c'est de toucher à la fois nos émotions mais aussi notre réflexion. C'est un bon équilibre. Le but est de vous faire faire un rodéo de l'âme, pour que vous soyez bousculé et que peut être, cette rencontre étoffe les cartes de la vie que vous avez en main », note Claire Audhuy. Une secousse pour éclairer nos choix.
« J’ai rêvé que mon pull était ma maison » - Lecture par la compagnie Rodéo d'âme.
Le samedi 21 janvier à 17h00 au Musée alsacien, 23/25 quai Saint-Nicolas, Strasbourg
Tarif : entrée du musée (7,5 € tarif plein, 3.5 € tarif réduit)
https://www.musees.strasbourg.eu/musee-alsacien
Facebook : Rodéo d’âme
Instagram : Bulli_Tour_Europa
Qui êtes-vous, Claire Audhuy ?
Je me suis toujours vue comme un porte-voix, une oreille, une épaule. Je travaille avec des morceaux de réel que je recueille et que j'essaie d'accompagner avec les mots qui sont les miens. Dans « Mon pull est ma maison » par exemple, les langues employées par les adolescents ne sont pas très représentatives de ce qu'ils ont à transmettre, de la teneur et de la puissance de leur message. Je recueille la matière première et, sans la dénaturer, j'essaie de prêter mes mots pour raconter toutes ces vies.
Pourquoi cette focalisation sur la thématique des migrants ?
J'aime bien dire que je m'intéresse à l'hospitalité, parce que finalement on est tous l'hôte de quelqu'un, dans un sens ou dans l'autre. Penser la question de l'exil comme une question d'hospitalité permet de la penser dans toute sa dimension. Regarder l'autre non pas comme un concurrent mais en se disant qu'on va apprendre quelque chose, que cela va nous faire grandir, c'est choisir les lunettes qu'on chausse pour regarder l'autre et le monde.
D'où vient le titre du spectacle ?
C'est un rêve que j'ai fait à la suite d'un entretien très dense avec un de ces garçons, qui me racontait qu'il n'avait plus de pays et qu'il ne voulait plus parler la langue des fantômes. L'expression m'a marqué... et je me suis demandée : quand on n'a plus de pays, où est-ce qu'on habite et comment est-ce qu'on vit ? Cette nuit-là, j'ai vraiment rêvé que mon pull était ma maison.
Quel lien peut-on entretenir avec Strasbourg quand on passe sa vie en résidence aux quatre coins de l'Hexagone ?
Strasbourg reste ma maison, c'est l'endroit où je me ressource. C'est comme avec ses parents ou ses enfants : à un moment de la vie on ne les voit plus autant qu'avant, mais le lien reste indéfectible et profond. Il est acquis à vie. Ce lien a été très ébranlé par l'attentat de 2018, d'autant plus que cela s'est passé chez moi, presque dans mon jardin. Mais je me sens heureuse et chanceuse ; c'est un luxe de pouvoir dire « Strasbourg, c'est chez moi et j'en pars et je reviens quand je veux ».
Auteure : Nathalie Stey