Certaines œuvres d’art confisquées à leurs propriétaires juifs pendant la Seconde Guerre mondiale refont surface en deux émouvantes expositions, à Bâle et à Strasbourg.
Carrière et vie détruites, destin et collection oubliés : le Kunstmuseum de Bâle entend remettre en lumière le collectionneur berlinois Curt Glaser. Sous la République de Weimar (1918-1933), celui-ci était une figure centrale du monde de l'art allemand, directeur de la Bibliothèque d'art de Berlin. Il était surtout à l’origine d’une importante collection privée d'art contemporain de l'époque, comprenant des œuvres de Max Beckmann, Edvard Munch, Franz Marc, Max Liebermann et Ernst Ludwig Kirchner.
Pas de Juif au musée
Lorsque les nazis arrivent au pouvoir en Allemagne en 1933, la vie de Curt Glaser bascule. Juif, il perd son emploi et doit quitter son appartement, l’immeuble devenant le siège de la Gestapo.
Il vend alors la plupart de ses biens et de sa collection pour émigrer en Suisse. Il y postule sans succès... au Kunstmuseum de Bâle. Aucun candidat juif n’y serait d’ailleurs parvenu, comme le montrent les procès-verbaux de la Commission artistique. Quelques années plus tard, l’ex-collectionneur émigre aux États-Unis, où il meurt en 1943.
Une bonne occasion
Vendue aux enchères à Berlin en mai 1933, la collection de Glaser est dispersée dans le monde entier. Le Kunstmuseum de Bâle en acquiert 200 œuvres pour sa salle des estampes : il s’agit du plus grand ensemble cohérent au monde de telles œuvres.
« C’était une bonne occasion », indique le procès-verbal de la Commission artistique, dont des extraits sont présentés à l’exposition. Cela montre l’intérêt du musée à « faire des acquisitions bon marché » sans trop chercher à connaître la provenance des œuvres.
Pourtant, le sort de Glaser était de notoriété publique en Suisse. Le journal Basler Nachrichten a rendu compte du licenciement de nombreux intellectuels juifs en Allemagne, « dont le directeur de la Bibliothèque d'art d'État, le professeur Dr. Curt Glaser ».
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Parcours depuis 1933
La collection de Curt Glaser est ici à nouveau réunie pour la première fois depuis 1933 : des dessins et estampes du Cabinet des estampes de Bâle, des œuvres de la collection Munch du Kunsthaus de Zurich, ainsi que de nombreux prêts des États-Unis, d'Allemagne et d'Angleterre sont exposés. Outre un tableau de Max Beckmann, l'exposition présente des portraits réalisés par le peintre norvégien Edvard Munch avec lequel le couple entretenait une amitié de longue date.
Passionnant : le parcours des œuvres de la collection après la vente aux enchères de 1933 est retracé. On y découvre comment les différents pays ont traité les œuvres mises aux enchères et les demandes d'indemnisation des héritiers de Glaser.
« L’affaire Glaser »
L'exposition au Kunstmuseum de Bâle fait partie d'un accord conclu en 2020 avec les héritiers de Curt Glaser. « L’Affaire Glaser » porte sur les demandes de restitution et d'indemnisation des héritiers concernant les 200 œuvres acquises lors de la vente aux enchères de 1933.
En 2004, les héritiers ont demandé au musée une compensation pour les deux œuvres majeures d’Edvard Munch, Madonna et Autoportrait (frontal). En 2008, le conseil d'administration du canton de Bâle-Ville a refusé de restituer l’ensemble des œuvres.
Exigence récompensée
En 2017, les héritiers ont alors exigé une « solution juste et équitable » conformément aux principes dits de Washington. Ceux-ci, adoptés notamment par la Suisse en 1998, concernent l'art pillé par les nazis, dans objectif de trouver des « solutions justes et équitables » entre héritiers des propriétaires spoliés et propriétaires actuels. Et de l’accord de 2020 entre héritiers et musée est née cette exposition.
27 œuvres en attente à Strasbourg
A Strasbourg, le palais Rohan expose des œuvres ayant connu un sort assez proche. Spoliées par les nazis à des propriétaires juifs en France pendant la guerre, de nombreuses œuvres d’art ont été récupérées en Allemagne en 1945 et confiées aux musées en attendant de retrouver leurs propriétaires.
On les appelle les MNR, pour « Musées nationaux récupération ». Strasbourg en a 27 dans ses collections et les expose pour la première fois en un parcours spécifique.
Ventes forcées
Quand les nationaux-socialistes arrivent à Paris, ils s’emparent très rapidement des grandes collections d’art, pillent des collections privées, imposent des ventes forcées à des familles juives qui cherchent à fuir. Toutes les œuvres retrouvées après la guerre n’ont pas pu être restituées à leurs propriétaires, disparus.
Art « dégénéré » échangé
Que devenaient ces œuvres confisquées ? Leur première destination était le projet de musée d’Hitler à Linz, en Autriche. Puis Hermann Goering, le numéro deux du régime nazi, se servait allégrement. Il a ainsi constitué une fabuleuse collection de toiles de Cranach, de Rubens et de Rembrandt, mais aussi de peintres français et d’œuvres de la Renaissance italienne. Avec un faible pour les nus féminins, comme on peut le découvrir à l’exposition du palais Rohan. L’art moderne, dit « dégénéré », servait avant tout de monnaie d’échange.
Fiancés du XVe siècle
Strasbourg compte ainsi deux nus dans cette collection de MNR, attribués à des anonymes, mais aussi un très beau tableau du graveur Lucas de Leyde (1494-1533), Les Fiancés. Figurent aussi un Bouquet de fleurs, attribué à Brueghel l’Ancien, qui s’est révélé être le travail d’un suiveur, et un paysage de 1884 d’Alfred Sisley.
Pourquoi montrer aujourd’hui ces MNR ? Parce qu’elles ne sont pas propriétés de l’État : elles attendent toujours les ayant-droits de leur propriétaire initial. Raison pour laquelle il faut les montrer autant que possible. Et donc aller les voir.
Auteure : Lucie Michel
Expositions :
« Le collectionneur Kurt Laser. De l'avocat du modernisme au persécuté » au Kunstmuseum de Bâle jusqu'au 12 février 2023.
« MNR, Passé, présent, avenir d’œuvres d’art récupérées en Allemagne » à la Galerie Heitz au palais Rohan, 2 place du Château à Strasbourg, jusqu’au 15 mai 2023.