Dans «Je danse avec Milliat», la comédienne Karen Chataignier incarne cette française qui a bataillé pour permettre aux sportives de haut niveau d'accéder aux compétitions internationales. Rencontre le temps d’un combat féministe EN une croisière.
Karen Chataignier, sur scène, vous « dansez » avec Milliat. Comment avez-vous rencontré cette femme méconnue qui a révolutionné l’accès des femmes au sport international au début du XXe siècle ?
Grande sportive – rameuse, nageuse, hockeyeuse -, elle a créé les Jeux mondiaux féminins, qui se tiennent à Paris en 1922, à une époque où les médecins assuraient que « si une femme court, elle meurt ». En 1919, en tant que présidente de la Fédération des sociétés féminines sportives de France (FSFSF), elle avait demandé au Comité international olympique d’inclure des épreuves féminines d’athlétisme dans les JO suivants, mais sa demande avait été refusée. J’ai découvert Alice Milliat dans un livre rédigé par Béatrice Barbusse, handballeuse de haut niveau et sociologue du sport, consacré au sexisme dans le sport.
Votre spectacle est né pour l’inauguration d’une statue destinée à remplacer une plante verte…
Le Comité national olympique et sportif français, à Paris, voulait inaugurer une statue d’Alice Milliat qui serait placée à côté de celle de Pierre de Coubertin, en 2021. Pour l’anecdote, cette statue remplace une plante verte ! Béatrice Barbusse m’a proposé d’incarner Alice Milliat lors de l’inauguration, ce que j’ai fait pendant 20 minutes avec un musicien. Ce fut un moment génial, entre humour et sérieux. Il y avait beaucoup d’émotion, du début à la fin de cette prestation. A cette occasion, j’ai rencontré des représentants de la Fondation Alice Milliat qui milite pour rendre les femmes plus visibles dans le sport et sponsorise la promotion des pratiques féminines sportives. J’ai alors rejoué ce petit spectacle.
[LIRE AUSSI >> 8 mars à Strasbourg : lutter pour les droits des femmes]
Comment « dansez-vous » avec Alice Milliat ?
J’ai écrit le premier petit spectacle en deux heures : j’étais guidée par cette femme. Mais celui que je joue sur le bateau lounge de Batorama dure entre 50 et 60 minutes : c’est Alice Milliat 2.0, avec un gros travail de réécriture. Je me suis calée sur le phrasé et le rythme des années 1920, 1930 et 1950. J’ai mélangé la culture du verbe et de l’écriture à ma propre culture cartoon. Je regarde beaucoup de dessins animés, dont j’aime le rythme qui apporte de la légèreté. Le costume est venu très naturellement, à partir de vêtements et d’accessoires ayant appartenu à des femmes de cette époque. Pour la mise en scène, j’ai bénéficié du conseil d’une professionnelle. Je fais tout pour que ce soit sincère, en y apportant ma marque de fabrique : la punchline, le rythme et la caricature (de Pierre de Coubertin, par exemple).
Comment le spectacle que vous avez imaginé à partir de propos tenus il y a un siècle reste-t-il d’actualité ?
Face à cette femme qui vient raconter sa vie, les réactions sont nombreuses : les femmes sont en général à fond. Pour écrire le spectacle, j’ai beaucoup travaillé avec l’historienne Florence Carpentier et avec Béatrice Barbusse. J’utilise les écrits d’Alice Milliat, parus dans un journal, avec aussi mes mots pour adapter ses propos à notre époque. Et le discours qu’elle tenait il y a 100 ans dérange toujours autant.
Que veut-elle signifier en affirmant que le sport efface les limites ?
Elle voulait dire qu’en passant par le sport, on efface le genre : il n’existe plus. A chacun d’être soi-même. Elle dit que les temps changent, que les femmes arrivent au pouvoir. Elle souhaite qu’elles n’aient plus à jouer des coudes pour y arriver et y rester, mais qu’elles soient elles-mêmes. Donc il va falloir mélanger les savoir-faire, et ainsi, on arrivera à des terrains d’entente autres. Son personnage dit par exemple : « Mélangeons les savoir-faire pour ne plus se laisser faire par le temps. » Et aussi : « A force que l’on considère les femmes comme des fers à repasser, elles s’échauffent ! »
Pourquoi est-elle aujourd’hui si peu connue ?
Elle a été évincée de l’Histoire par des hommes du monde du sport de cette époque, alors que sans elle, les femmes seraient encore sur la touche. Il y a eu d’autres femmes dans son sillage, mais dans les années 1960 seulement. Et il y en a encore aujourd’hui, telle que la Strasbourgeoise Yvette Palatino, première Européenne diplômée d'Etat en boxe anglaise, ancienne championne de kickboxing , qui a organisé le premier meeting international de boxe anglaise réservé aux femmes, avec 72 inscrites.
Vous vous intéressez au sexisme qui vise et blesse les femmes. Comment vos interventions en entreprises nourrissent-elles vos propres réflexions ?
Depuis plusieurs années, je donne des conférences en stand up sur le sexisme, à la demande des services Diversité de grandes entreprises, sur le thème : tolérance zéro face au sexisme. Je fais de la vulgarisation pour défaire les codes du sexisme. J’apprécie le monde de l’entreprise, très révélateur de la société. Les conférences sont toujours suivies de débats : à partir du moment où les gens rient de mes interventions, la parole peut se libérer. Mais la question qui se pose alors est : quel est le point de départ du changement d’attitude ?
[LIRE AUSSI >> Les croisières spectacle by Batorama, programme 2022 ]
Avec le sexisme, se pose selon vous la question de la culpabilité…
Avec des phénomènes comme MeToo, le rapport de domination qui tend à changer, j’ai dû réécrire mes interventions. Je parle des réactions des hommes qui appréhendent d’être sexistes malgré eux. Mais il ne faudrait pas que la culpabilité change de camp : il faut juste qu’elle dégage. Car le risque qui se profile, quand on ne peut plus dominer, c’est celui de s’énerver. Je pars de ma propre position : j’ai dû déconstruire des choses pour parler à ceux qui vont changer.
Jouer sur un bateau promenade, quelle drôle d’idée…
C’est un nouveau lieu pour faire du théâtre : il y a une demande folle d’artistes qui ont besoin de parler devant un public !
«Je danse avec Milliat», de Karen Chataigner, les 22 et 23 mars, 27 avril, 10 et 11 mai, 7 et 8 juin, à bord du bateau lounge de Batorama. Réservation sur https://www.batorama.com/fr/blog/programmation-croisieres-spectacle-2022
Auteure : Lucie Michel