De la vente de plantes a la réservation de chambre en passant par des expositions d'artistes, le Graffalgar n'est pas un hôtel comme les autres. Rencontre avec Vincent Faller, directeur d'un hôtel ouvert, ludique, espiègle et insolent.
Qui es-tu ?
Je suis un Strasbourgeois bien implanté, quelqu’un d’ancré dans sa ville, mais avant tout : je suis un fils d’hôteliers. C’est grâce à mes parents que je fais ce métier, même si au départ ce n’était pas forcément ce à quoi j’étais destiné. Aujourd’hui, je suis le « graffaboss » du Graffalgar, le papa de cet espace que tu as autour de toi. Un hôtel-restaurant un peu particulier situé à deux pas de la gare que les strasbourgeois connaissent bien. Je dis cela, car j’aime à penser qu’il leur ressemble. C’est un hôtel, mais c’est surtout un lieu de vie, un espace de liberté et de création qui évolue sans cesse. C’est un terrain d’expérimentation dans lequel j’ai mis une partie de moi, il reflète donc forcément certains traits de ma personnalité.
Quel a été ton parcours ?
Après avoir fait l’école hôtelière, j’ai claqué la porte direction Paris pour devenir comédien, j’avais 20 ans, j’y suis resté un paquet d’années. À l’époque, des types comme moi qui voulaient percer dans ce métier, il y en avait des milliers. Mais c’est ici à Strasbourg que l’on m’a donné ma chance. C’était la belle époque pour les métiers de scène. On l’ignore peut-être, mais à ce moment-là il faisait bon être à Strasbourg pour devenir comédien. Des cabarets, des théâtres, il y avait de quoi faire, et si je me plantais, j’aurais pu voir ailleurs. A l’époque, trouver du boulot à Strasbourg était plus simple qu’aujourd’hui. J’ai donc fait quelques scènes dans le coin, puis j’ai décidé de retenter ma chance, direction la capitale pour un deuxième voyage. J’avais compris certaines choses dans mon métier et il fallait que j’aille plus loin, et je voyais forcément Paris comme un eldorado à atteindre pour percer dans ce métier. J’étais prêt à prendre ma revanche en quelque sorte, après cette première tentative infructueuse. Et puis un jour, mon père, qui possédait déjà Le Petit Trianon (un hôtel alors situé juste à côté du Graffalgar actuel) m’a appelé pour me poser cette question aussi simple que brutale : tu veux reprendre l’hôtel ou tu veux partir ? Tu as un mois pour te décider.
Est-ce que reprendre l’hôtel a été un choix difficile ?
La réflexion n’a pas été si compliquée à prendre que cela finalement, ma vie et mes amis étaient ici, et même si je m’étais construit un idéal parisien dans un coin de ma tête, que j’avais dessiné un avenir heureux dans le métier de comédien, j’ai décidé de rester. J’ai donc repris l’hôtel de mon père en 2009. Le Petit Trianon avait 29 chambres, le Graffalgar n’existait pas encore.
Comment se sont passés tes débuts aux manettes du Petit Trianon ?
Très honnêtement, c’était un hôtel de gare bien cliché, une sorte d’hôtel de passe où se croisaient des populations pas forcément bien intentionnées. C’était comme ça à l’époque, la vie du quartier gare, aujourd’hui ça a évidemment énormément évolué, et heureusement. Au bout d’un an de gérance pure et dure, je me suis dit que je ne pouvais pas tenir les rênes d’un business pareil, l’hôtel allait mourir et il fallait que je réagisse. Tel que je l’avais repris, l’héritage et l’image qu’il dégageait ne me convenaient pas. En fait, tous ces aspects un peu sombres ne me ressemblaient en rien. Il fallait faire table rase, et c’est ce que j’ai fait.
Comment as-tu effacé le passé du Petit Trianon pour te construire un futur avec le Graffalgar ?
Il y avait cet hôtel où plus personne n’allait : Le Petit Trianon, et ces appartements situés juste à côté (l’actuel entrée du Graffalgar). J’ai donc décidé de racheter les appartements et de tout rénover pour créer ce qu’on appellerait le Graffalgar 1, tout en gardant le Trianon ouvert. Il y avait donc deux hôtels accolés l’un à l’autre que je gérais indépendamment, et leur clientèle était très différente. Honnêtement, c’était un peu compliqué à gérer, mais le Graffalgar 1 marchait bien. Alors j’ai entrepris des travaux pour faire communiquer les deux hôtels entre eux et créer un vrai espace qui me ressemble, un lieu ouvert avec une réelle identité.
Comment as-tu mis ton grain de sel et comment s’est déroulé le chantier du futur Graffalgar tel qu’on le connaît aujourd’hui ?
C’était long, très très long, il a fallu tout transformer du sol au plafond. Il faut bien comprendre que les deux hôtels ne communiquaient pas encore entre eux. Mais après des mois et des mois de travaux, on en voyait enfin le bout. Mine de rien grâce à ce projet, j’ai découvert d’autres métiers et d’autres personnalités : celles du monde du bâtiment et des travaux. Je venais d’un univers assez spécial : la comédie, où il fallait te donner à 150 % pour réussir et convaincre. Là, sans faire de généralités, les mecs avec qui je bossais sur le chantier étaient à 60 % jusqu’au vendredi midi, presque trop cliché là encore. Rien n’allait, ni les plans, ni dans la façon de bosser, c’était une absurdité sans nom. Alors j’ai dû devenir un énorme emmerdeur. En gros, j’ai pris la place du maître d’œuvre et j’ai gueulé sur tout le monde, tout le temps. Je voulais des choses très précises pour le Graffalgar et j’ai vite compris que je devais piloter le projet si je voulais qu’il ressemble à ce que j’avais imaginé. J’ai pris un nouveau rôle malgré moi, mais je n’aimerais pas recommencer.
C’était les prémices du Graffalgar actuel, concrètement, comment ça s’est passé ?
J’ai mis une casquette d’archi, une autre de maître d’ouvrage, je me suis creusé la tête et j’ai décidé de tous les détails, comme ce petit côté industriel par exemple, quelque chose de brut qui ne fait pas gadget. À l’époque, les lieux publics surfaient sur cette mode de « l’indus », du minimalisme, moi je voulais un vrai truc industriel et urbain et pas quelque chose de fake qui fait office de déco. Alors j’ai conservé les vraies grilles du chantier que j’ai accroché au plafond, j’ai laissé le sol et certains murs à nu, bref, j’ai un peu imposé ma vision et heureusement. Et au final, on avait quelque chose de foncièrement différent, même si aujourd’hui on voit ça partout.
Qu’avait cet hôtel que les autres n’avaient pas ?
À l’époque encore, même si ce n’était pas il y a si longtemps, les hôtels étaient très conventionnels. Il y avait juste Mama Shelter qui cassait un peu les codes et qui a créé ce qu’on appelle les hôtels dits « Life Style ». Avec le Graff, on allait vers un style plus ancré dans la vie de son quartier, plus connecté avec les habitants, avec des chambres un peu personnalisées, une déco qui ne fait pas forcément hôtel. Quelque chose de plus actuel en fait, tout simplement. Et tu imagines, tout ça à Strasbourg, en Alsace, à une époque où tout était encore « altmodisch » ? Tout ou presque était dans son jus, un peu bourgeois, vieilles pierres et lumières tamisées, presque passé de mode en fait. Tout d'un coup, un lieu urbain sans vraie étiquette, c’était totalement nouveau.
Comment le public s’est approprié cette identité nouvelle ?
Ça a démarré comme un terrain de jeu. Non seulement pour les clients et moi, mais aussi pour les employés qui apportaient toutes leurs connaissances et leur savoir dans la conception du projet. Les clients n’étaient pas forcément des touristes, mais des Strasbourgeois, et pour moi ce sont eux les meilleurs ambassadeurs. Il fallait donc les écouter et créer un lieu multiple, pour les locaux et les touristes. « De toute façon, si les locaux sont là, les touristes vont s’y intéresser, ils veulent s’imprégner de la ville », c’est ce que je me suis dit à ce moment-là. Et ce quartier gare en constant mouvement, populaire et vivant, correspondait à l’idée que je me faisais du futur Graffalgar.
Si j’avais repris l’hôtel restaurant Le Chut par exemple, situé à la Petite France, j’aurais fait un hôtel de charme, ça m’a traversé la tête. Un truc moderne quoi, je crois que je me serai bien amusé à créer cela. Mais heureusement que je ne suis pas allé plus loin dans cette idée.
Aujourd’hui, qui y-a t’il dans ce lieu qui reflète réellement ta personnalité ?
Après cet aspect d’ouverture et de partage, je dirais la manière dont il est géré. Il y a un patron, Vincent Faller, et ce patron fait des erreurs et apprend de ces erreurs. En fait, la manière de gérer le graff permet une certaine liberté, la liberté d’entreprendre de créer, de proposer des projets nouveaux, mais aussi de se planter. Parfois, ça fonctionne et parfois ça ne fonctionne pas. Ici, on se pose autour d’une table et on réfléchit tous ensemble pour savoir comment garder ce lieu le plus longtemps possible, mais surtout tel qu’il est, avec son identité propre. Alors oui, c’est sûr, les chambres décorées par des artistes, les projets, tout ça me ressemble, mais c’est surtout la manière dont il est géré et le quartier vivant dans lequel il est implanté qui reflètent le plus ma personnalité.
On s’est rencontré en plein Covid l’an dernier, tu avais l’air assez pessimiste, qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui te motive pour l’avenir ?
C’est vrai, j’étais très pessimiste, aujourd’hui on y voit un peu plus clair notamment grâce au vaccin, mais aussi parce qu’on a des dates et une vision sur l’avenir, même si c’est un avenir sous condition. Le Graff est debout, il n’a pas bougé et on va repartir pour le mieux. Mais ce qui me motive le plus, hormis de refaire vivre l’espace comme avant, c’est aussi ce garage qu’il y a juste en face et qui prend de plus en plus dimension dans mon esprit. En ce moment, il y a les voitures des clients de l’hôtel et celles du personnel qui y sont garées, mais on l’utilise de plus en plus. Il a notamment accueilli le festival Colors en 2019.
Que comptes-tu en faire ?
J’aimerais beaucoup le transformer en lieu dédié aux marchés et aux petits événements, aux producteurs, aux artistes et associations qui peuvent graviter autour. Un week-end pourrait être dédié aux friperies, l’autre aux produits frais de producteurs locaux, l’autre à l’art et aux objets de créateurs...on peut tout faire. On est en train de bosser là-dessus mais on aimerait que ce soit un vrai rendez-vous hebdomadaire pour les Strasbourgeois, pas un truc une fois dans l’année. Tout ça nécessite une certaine organisation, mais on bosse dessus. Le prochain marché par exemple, sera un marché de producteurs, on verra comment tout ça va se dérouler et on jaugera aussi l’engouement des Strasbourgeois pour ce type de lieu et d’événements implantés dans le quartier. Mais je ne doute pas qu’ils répondent présent.
D’autres projets ?
Avec mon équipe, on réfléchit également à des lieux de cohabitations étudiants, des espaces partagés. En fait, le Covid m’a fait prendre conscience que j’avais envie non seulement de conserver avant tout le noyau dur et l’identité du Graff, mais aussi de pousser les murs.
J’ai l’impression que tu n’aimes pas trop les cases ?
C’est vrai, je ne sais pas si tu as remarqué, mais le seul endroit où tu retrouves le mot « Hotel » au Graff, c’est le dessus de la porte d’entrée, et encore c’est très discret. Pour moi, ça en dit long sur le la manière dont je vois les choses, ici c’est tellement plus qu’un hôtel...Ce n’est peut-être pas judicieux commercialement, mais au moins les gens du quartier n’ont pas cette distance qui peut s’installer avec un hôtel « conventionnel ». Quand les gens passent devant ils pensent parfois que c’est une MJC (Maison de la jeunesse et de la culture), et franchement c’est très bien comme ça. Ici, rien n’est figé, tout peut évoluer. C’est d’ailleurs ce qui se passe car le Graff est un univers changeant, alors je préfère ne pas trop me coller d’étiquette pour mieux avancer.
Qu’est-ce qui te permet d’avancer aujourd’hui ?
Les personnes qui me soutiennent dans ce projet, celles que je croise tous les jours, des clients des collègues ou des amis. Alors oui, je paye les factures et je dirige, mais ce sont les clients, les salariés et les Strasbourgeois qui font vivre et animent ce lieu, sans eux le Graff serait plat. C’est grâce à eux qu’on a pu ouvrir et c’est eux qui me motivent à avancer. Mieux encore, ce sont eux qui sont force de proposition et qui me permettent de dessiner les contours du futur Grafflagar, et honnêtement, je ne connais pas d’hôtel qui fait ça.
Qu’est-ce qui fait du Graffagar ce lieu si particulier ? Qu’est-ce qui le différentie des autres hôtels plus conventionnels ?
Il perd de l’argent, voilà ce qui le rend si différent des autres hôtels ! Plus sérieusement, c’est l’appât du gain à tout prix, ici on n’ira jamais vers cela. Si je devais gagner de l’argent à chaque projet que le Graff entreprend, on aurait fermé depuis longtemps, et surtout le Graff ne serait pas du tout comme il est aujourd’hui. Ici, j’entreprends différemment, j’ai envie que les clients et mes employés n’aient pas envie de caillasser la devanture. Je veux que chaque personne qui passe la porte soit touchée par quelque chose ou quelqu’un.
Justement, quelle relation penses-tu que les Strasbourgeois entretiennent avec le Graffalgar ?
Il faudrait leur demander, mais ce qui me vient à l’esprit c’est cette petite anecdote qu’un ami m’a racontée. Il était à une soirée et entendait des jeunes de moins de vingt ans discuter entre eux, l’un d’entre eux avait bossé au Graff et en parlait à ses amis comme le lieu où il fallait aller. Très honnêtement, ce n’est pas ça qui va nous faire rentrer en bourse mais ça m’a touché. Ça m’a touché parce que pour moi, c’est important d’être considéré par la nouvelle génération, ça me fait penser que je suis juste dans mes projets, que je ne suis pas à côté de la plaque.
Comment résumes-tu ce lieu en quelques mots ?
Ce n'est pas facile de répondre à ça. Peut-être ouvert, ludique, espiègle, insolent...insolent me plait bien, parce qu’il ne signifie pas toujours ce que l’on croit. Je dis toujours à mes employés d’être insolents. Par définition, lorsque l'on a une personnalité, on est insolent, sinon on est complètement chiant. Et je ne dis pas original, ça ne veut rien dire original, c’est un mot valise dans lequel on enferme ceux qui ne le sont pas.
Ce sera quoi le Graffalgar de 2025 ?
Le Graff de 2025, c’est un lieu qui aura trouvé l’équilibre. L’équilibre entre : d’un côté gagner plus d’argent pour être viable économiquement, et de l’autre côté ; garder son âme. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. L’âme est la même, mais il va falloir bosser pour tenir la barre, et tout le défi est là. Si je me transporte d’un claquement de doigts en 2025, c’est vraiment cette question que je me poserais : "Je suis viable économiquement, mon banquier est détendu, mais est-ce que le Graff et moi on a gardé notre insolence ? Si la réponse est oui...j'aurai réussi mon pari. »
Recueilli par Bastien Pietronave