Interdit en France, Voltaire imprimé à Kehl !

Peu de monde sait qu’à côté de Strasbourg, où Gutenberg aurait inventé l’imprimerie, la ville de Kehl a abrité la plus grande imprimerie d’Europe, spécialement conçue pour éditer l’ensemble des œuvres de Voltaire.

L’histoire est méconnue : pourquoi est-ce à Kehl que fut imprimée l’œuvre complète de Voltaire à la fin du XVIIIe siècle ?

A la fin de sa vie, Voltaire émet le souhait de sortir une édition définitive et autorisée de ses œuvres. Quand il meurt, en mai 1778, une grande partie de ses écrits est sous le coup de la censure du pouvoir politique français et de celui du Vatican ! Qu’à cela ne tienne, l’œuvre sera donc imprimée de l’autre côté du Rhin. Précisément à Kehl, dans l’ancienne forteresse édifiée par Vauban, aujourd’hui disparue. 

Comment en est-on arrivé là ?

Il faut remonter à l’histoire malheureuse de la citadelle Vauban. Malheureuse ? Il semble en effet que le génial Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban et architecte militaire de Louis XIV, aurait fait des erreurs avec la citadelle de Kehl. "Cette citadelle n’a jamais vraiment fonctionné en tant que telle. C’était une erreur de Vauban de l’avoir placée si près du Rhin.Quand Kehl est devenue française en 1679, Louis XIV a voulu faire construire cette forteresse sur la rive droite du Rhin pour contrôler Strasbourg qui faisait encore partie du Saint-Empire romain germanique. Mais deux ans plus tard, quand Strasbourg est devenue française, il a fallu tout repenser», selon l’Allemand Stefan Woltersdorff, guide féru d’histoire et spécialiste de la citadelle de Kehl.

 

Vauban a alors imaginé une double forteresse : la citadelle de Strasbourg à l’ouest, celle de Kehl à l’est, et des retranchements au nord et au sud. La citadelle de Kehl a été conçue pour se protéger des attaques venant de l’est, pas de l’ouest. Ce qui explique que les Français l’aient prise si facilement. Détruite en partie à plusieurs reprises, la citadelle est laissée à l’abandon dans les années 1750. 

Mais elle renaît quand Kehl devient une ville en 1774, aussi importante que Karlsruhe avec ses 4 000 habitants. Très bien reliée aux routes venant de  Vienne, en Autriche, et de Bâle, en Suisse, la ville prend de l’importance. La forteresse délaissée devient alors le cœur d’échanges commerciaux et d’activités artisanales importants. Jusqu’à ce que l’écrivain français Beaumarchais y débarque en 1780, en déloge les commerçants installés et y installe la plus grande imprimerie d’Europe.

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Mais qu’est-ce que Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais vient faire dans cette histoire ?

L’auteur à succès du Barbier de Séville est alors l’un des hommes les plus riches et les plus influents de France. Parce qu’il est un aventurier, mais aussi un admirateur des idées de Voltaire et de celles, plus généralement, des Lumières, il a racheté le projet d’édition des œuvres de Voltaire et ses droits. Pour mener à bien ce projet largement militant, dissident et clandestin, il crée et dirige la Société littéraire typographique (SLT). Il s'agit très officiellement de lutter contre les adversaires de la raison et d’œuvrer pour le progrès de l'esprit humain par la diffusion de la pensée de Voltaire.
Loin d'être un simple bailleur de fonds, Beaumarchais est l'animateur de cette imprimerie, le garant de ses principes. Il dirige la publicité et les relations publiques, s'occupe de transport maritime, du choix de papier, de typographie, de sélection du personnel et d'arbitrage des conflits. Le marquis de Condorcet, également un intellectuel, est le directeur scientifique de l'édition. 

Jean-François Le Tellier dirige l'imprimerie de Kehl de 1779 à 1784 : il reçoit aussitôt le surnom peu enviable de « tyran de Kehl », tellement il est dur avec le personnel. Un personnel qui était très varié car l’imprimerie est l’une des premières à mettre en œuvre toutes les étapes de la fabrication du livre, de l'impression à la reliure. En 1784, elle compte 205 ouvriers et une quarantaine de presses qui travaillent en même temps. « Elle est alors la plus grande imprimerie d’Europe, bien plus importante que celles de Paris ou de Vienne », souligne Stefan Woltersdorff. 

Les ouvriers recrutés sont principalement français, mais aussi allemands, suisses, autrichiens et italiens. La langue de travail était le français. La fabrication des presses d’imprimerie s’organise entre l’Allemagne et Paris. Des papeteries vosgiennes sont sollicitées pour la fourniture du papier. Il semblerait que l’imprimerie ait eu du mal à recruter des ouvriers hautement qualifiés car le site avait la réputation d’être un marécage humide infesté de moustiques. Sont également embauchés des femmes et des enfants qui sont employés au tri des feuilles, à leur assemblage, au séchage et au pliage des pages encrées.

Voltaire
Regard sur l’œuvre complète de Voltaire imprimée à Kehl.

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Mais l’aventure est épique et cumule tous les problèmes.

Malgré des remous dans le clergé contre ce projet bien trop libéral, une interdiction royale, les malversations du directeur de l'imprimerie, la fuite du caissier, des tentatives de contrefaçon, des pressions politiques russes et prussiennes, la trahison du dernier secrétaire de Voltaire et d'importants problèmes techniques, la publication, même avec des années de retard, est menée à son terme. 

Mais les troubles de la Révolution française mettent fin à cette entreprise. Beaumarchais doit quitter Kehl en 1791, puis la citadelle qui abrite l’imprimerie est bombardée par le Français en 1793. En 1797, elle est rayée de la carte.

La SLT parvient à tout de même à livrer entre 1785 et 1790 une édition in octavo en 70 volumes et une édition in-Douze en 90 volumes, écrit Linda Gil, auteure d’une thèse sur le sujet. « Cette édition posthume et intégrale de l’œuvre de Voltaire constitue une première en France, à la fois par le luxe et le soin apporté à l’édition, mais aussi par l’apport de la correspondance. » 

De toute cette histoire, ne reste qu’un petit tas de pierre à Kehl et d’innombrables volumes de cette aventure. Dont on ignore combien exactement furent imprimés à Kehl.

Auteure : Lucie Michel

Rédactrice chez Batorama depuis 2020

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