Labelisée Entreprise du Patrimoine Vivant, la manufacture d’orgues Muhleisen, située à Eschau, détient un savoir-faire ancestral. Entretien avec Patrick Armand, le directeur général lui-même facteur d’orgues.
Depuis quand exercez-vous comme facteur d’orgues ?
J’ai commencé mon apprentissage chez mon père dans la région de Toulouse qui était lui-même facteur d’orgues à son compte. A l’époque il n’y avait pas d’école. Puis j’ai été embauché comme apprenti en 1983 à la manufacture d’orgues Muhleisen. Je suis monté en compétences année après année. Jusqu’en 2008 où j’en ai pris la direction générale.
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Parlez-nous du cadre idéal de vos ateliers…
L’entreprise existait depuis 1941 à Kronenbourg, dans les bâtiments du fondateur Ernest Muhleisen. Cela devenait assez exigu. C’est pourquoi, une des premières choses que j’ai faites quand j’ai repris, c’est de porter un projet d’atelier plus spacieux, de plain-pied, avec un parc machine complet, une fonderie, une salle de montage de 120m² et 13m de haut, un réaménagement des bureaux.
Les compagnons ont eux-mêmes réalisé les aménagements en 2010 des nouveaux ateliers d’Eschau. Le flux a été optimisé, que ce soit pour la fabrication ou la communication entre nous. Cela a représenté un virage important pour l’amélioration de nos conditions de travail. D’autant plus que nous évoluons juste à côté du CFA d'Eschau qui propose l'unique formation au métier de facteur d'orgues en France.
Quelles sont les spécificités du style Muhleisen ?
Outre le label Entreprise du Patrimoine Vivant, on a reçu de nombreux prix au fil des années pour le savoir-faire de notre équipe composée aujourd’hui d’une quinzaine de compagnons qualifiés et expérimentés. Nous sommes par exemple Meilleurs ouvriers de France en équipe pour la construction de l’orgue de Bad Gandersheim en Allemagne. Sur le style, je dirais que nous ne sommes pas fixés sur un style en particulier. Nous sommes amenés à travailler sur des orgues d’époque et de style différent. Je dirais que nous avons toujours en ligne de mire l’adaptation de l’instrument au lieu qui va l’accueillir et les souhaits musicaux des personnes qui initient le projet. On réalise des créations dans des styles très contemporains, classiques, voir baroques. Je pense que cette ouverture d’esprit séduit nos clients. Nous restons également très attentifs aux évolutions des technologies modernes appliquées à l'orgue. Cela devient assez incontournable, notamment pour les grands orgues et les salles de concert.
« Cela demande beaucoup d’exigence et de sensibilité »
Qu’appréciez-vous dans la pratique de votre métier de facteur d’orgues ?
C’est avant tout la variété des métiers inclus dans ce métier-là. On travaille sur le dessin, le design, l’adéquation de l’instrument avec l’édifice. Il y a toute une partie artistique de la création quand on fait de l’orgue neuf. On travaille le bois, la mécanique, l’acoustique, le cuir, et plus récemment avec les technologies modernes lié à l’électronique et le pneumatique. Etant pianiste de formation et diplômé du conservatoire de Toulouse, le fait de construire et rénover des instruments me plaît forcément. Je dirige en parallèle l’ensemble vocal La Frattola à Strasbourg.
L’esprit d’équipe est-il primordial dans votre activité ?
Oui surtout quand on veut traiter de façon cohérente tous les détails qui caractérisent une œuvre d’art. On essaie de faire en sorte que nos artisans soient polyvalents, en leur permettant d’aborder différentes facettes du métier. Certains se spécialisent dans les mécanismes, d’autres dans le travail du cuir ou du métal avec la fonderie et la soudure. Ce n’est pas une équipe cloisonnée. On partage tous nos connaissances. Notre travail demande beaucoup d’exigence et de sensibilité au service de projets homogènes et uniques. On fait toujours une visite des lieux afin de déterminer les tailles proportionnées au volume et à l’acoustique de l’édifice en question. La pré harmonisation est quant à elle effectuée en atelier. Pour les jeux d’anches, une pré-égalisation est faite sur le mannequin. L’harmonie est ensuite exécutée sur place, de manière à faire parler chaque tuyau de manière saine et égale dans les attaques et le caractère. Depuis 2021, nous sommes également certifiés par l’organisme allemand TÜV pour agir sur les moisissures et champignons dans les espaces intérieurs. Il s’agit d’un phénomène assez fréquent, du fait que les églises sont moins fréquentées. La partie entretien et maintenance est une activité récurrente tout au long de l’année.
« Si cette loi sur l’usage du plomb est votée, on peut fermer boutique »
Quels sont vos chantiers en cours ?
Nous travaillons actuellement sur l’orgue de chœur de la cathédrale de Strasbourg, avec un travail conséquent de relevage et de nettoyage complet. On le modernise en apportant des technologies informatiques et pneumatiques pour mémoriser les sons. Depuis deux ans, nous sommes également sur la restauration de l’orgue de la cathédrale d’Amiens. En 2022, nous avons remporté un appel d’offres avec deux confrères pour la reconstruction d’un orgue neuf pour la cathédrale de Chartres. Le buffet remonte à 1546 et la partie instrumentale aux années 1970. On travaille également sur la modernisation du tirage des jeux de l’orgue de l’abbaye Saint-Victor à Marseille. Et nous sommes en train de finaliser la construction d’un orgue neuf à Genève.
Parmi vos réalisations, quelles sont vos plus grandes fiertés ou coups de cœur ?
La construction d'un orgue neuf de 17 jeux d'esthétique baroque pour l'église catholique de St Médard en Jalles, avec un concert inaugural de Jean-Baptiste Dupont en octobre 2021. Il y a bien sûr l’orgue du Conservatoire de Strasbourg et son buffet un peu spécial. On a aussi restauré un orgue de 1736 qui se trouve en Westphalie. Autre énorme aventure, celle vécue pour l’orgue neuf de la Philharmonie de Moscou, le plus gros instrument neuf qui soit sorti de notre atelier. C’était un gros défi.
De quoi être confiant pour la suite ?
Oui et non car je dois vous avouer que nous avons un gros souci potentiel au niveau du Parlement Européen qui prévoit de faire voter une loi interdisant totalement l’usage du plomb. Or, nos tuyaux sont fabriqués à partir de plomb notamment, un matériau irremplaçable. Si cette loi est votée, on peut fermer boutique. Nous faisons toutes les démarches nécessaires auprès des parlementaires afin qu’il y ait des exceptions. Il s’agit-là d’un enjeu patrimonial et culturel. Cela ne concerne pas seulement les facteurs d’orgue. Sont concernés les vitraillistes, les couvreurs, les maçons, les cristalleries. On risque une perte de patrimoine considérable. Pour le moment, on nous écoute poliment. Mais on ne va pas tarder à médiatiser tout cela pour passer à la vitesse supérieure.
INFOS PRATIQUES
Manufacture d’Orgues Muhleisen
3 rue de l’industrie à Eschau
+33 (0)3 88 27 80 90
www.muhleisen.fr
A NOTER :
Le 31e congrès mondial des facteurs d’orgues aura lieu du 20 au 26 août en Alsace. Près de 150 facteurs d’orgues de 18 pays différents seront sur place. Activités ouvertes au grand public le 20 août à 17h avec une conférence sur les spécificités de l’orgue alsacien à travers les siècles. Une quinzaine de concerts de musique d’orgue aura lieu l’après-midi du 22 août dans différentes églises de Strasbourg dans le cadre du Festival Stras’orgues.
Recueilli par Florian Dacheux
A propos de l'auteur
Trentenaire basé en banlieue parisienne, Florian navigue dans le monde des médias depuis 2005. Des bases du métier appris en presse quotidienne régionale à Avignon, il a connu une expérience de correspondant à Barcelone, le reportage en radio depuis Marseille, ou encore l’édition numérique dans diverses rédactions parisiennes. Freelance depuis 2015 en tant que reporter et rédacteur pour la presse magazine et digitale, il réalise différents types de sujets de société. Florian anime également des ateliers d’écriture et pratique la photographie.